Coloquio sobre "El desarrollo urbano de Montréal y Barcelona en la época contemporánea: estudio comparativo". Universidad de Barcelona, 5-7 de mayo de 1997.


(Ce texte est un document de travail qui ne peut être diffusé ou publié sans publié sans l'autorisation de l'auteur)

Les réseaux de transport (chemins de fer, tramways, rues) et le développement urbain à Montréal. La question de l'étalement urbain (1)


David B. Hanna

Département d'études urbaines et touristiques
Université du Québec à Montréal



Une vision trop souvent limitée au passé récent, voire très récent, laisse croire que la relation transport-aménagement est relativement nouvelle alors que la réalité est toute autre. L'analyse de l'impact de l'évolution des réseaux et des modes de transport des personnes sur le développement du territoire de l'agglomération de Montréal, dans une démarche de géographie historique, met en évidence, depuis la fin du siècle dernier, des stratégies fort différentes pour ces deux espaces fondamentalement distincts: la banlieue et la ville.

La première tentation est de distinguer ville et banlieue selon une dichotomie historique, la ville constituant l'espace ancien, la banlieue étant l'espace moderne. Toutefois, l'existence d'anciennes banlieues et de zones urbaines contemporaines nous oblige à considérer d'autres caractéristiques. Le degré de densité apparaît également un critère de discrimination, banlieue correspondant à faible densité et ville à moyenne et haute densité, mais de multiples zones de basse densité parfaitement intégrées à la ville ainsi que des tours de condominiums érigées en banlieue, notamment le long des cours d'eau, posent problème.

Nous préférons une logique morphologique liée aux modes de transport, inspirée du cadre d'analyse développé par Jane Jacobs (Déclin et survie des grandes villes américaines) et basé sur l'écologie urbaine.

Cette approche permet d'établir deux zones morphologiquement et culturellement distinctes. On discerne une zone urbanisée où la continuité de la trame urbaine permet des rapports et contacts à tous les niveaux, c'est-à-dire par tous les modes de transport (pied, bicyclette, automobile, autobus, métro, etc.) et par tous les membres de la société (des enfants jusqu'aux vieillards), privilégiant ainsi une multiplicité de possibilités de rencontres. La ville est certes formée d'un ensemble de quartiers et de municipalités mais leurs frontières demeurent tout à fait perméables. Ce milieu permet l'implantation de modes de transport qui sont par définition ouverts, fréquents et interconnectés. Tout ceci permet de parler d'une culture et donc d'une zone dite urbaine.

On discerne, d'autre part, une zone suburbaine où les discontinuités de la trame limitent les rapports et les contacts et les canalisent vers des couloirs où généralement l'automobile prédomine. Cette discontinuité et cette canalisation circonscrivent les échanges et les possibilités de déplacement et donnent lieu à des modes de transport fermés et linéaires. La société étant contrainte sur le plan des possibilités de rencontres, nous pouvons parler d'une culture et donc d'une zone suburbaine, la banlieue.

Compte tenu que le thème de cette communication porte sur l'étalement urbain, nous ne traitons ici que de la banlieue, territoire vaste et manifestement discontinu, dont les frontières sont mouvantes, puisqu'à travers le temps, son périmètre englobe continuellement de nouveaux espaces périphériques, alors qu'elle abandonne du territoire à l'intérieur de sa zone, territoire que la ville intègre progressivement dans sa trame continue. La banlieue marque donc une discontinuité par rapport à la ville dont elle constitue un prolongement plus ou moins lointain plutôt qu'une extension organique.

Le cadre chronologique retenu couvre grosso modo la période de 1890 à 1993, puisque ce n'est qu'au début de cette période que surgit, à Montréal, la question de la banlieue, c'est-à-dire d'un territoire urbanisé sur des bases radicalement différentes. Cette dichotomie spatiale établie à partir de 1890 est toujours celle avec laquelle nous nous débattons aujourd'hui.

Le réseau de trains de banlieue et l'expansion urbaine

Le rêve de la banlieue germe au XIXième siècle et il plonge ses racines dans les mouvements hygiéniste et romantique. Les problèmes de pollution, d'épidémies et d'inondations de Montréal ont contribué à nourrir ce rêve, sans oublier l'état des finances municipales qui mène à la mise en tutelle de la Ville de Montréal en 1918. La classe moyenne cherche à quitter la ville pour un cadre de vie plus paisible, plus proche d'une nature idéalisée, plus «sain» tant aux plans physique que moral et fiscal. À partir de 1890, les dessertes ferroviaires permettent à la classe moyenne de matérialiser son rêve, mais elles ne le créent pas. On aurait tort d'affirmer que le train, comme plus tard le tramway puis l'automobile, est la cause première de l'exode vers la banlieue. Par contre, l'accessibilité et l'efficacité de ces modes de transport jouent un rôle majeur dans la concrétisation du rêve banlieusard.

Historiquement, le réseau ferroviaire de la région de Montréal (fig.1) se développe en quatre grands axes principaux auxquels se greffent quelques axes secondaires. Règle générale, le tracé des différents axes est d'abord dicté par les besoins de desserte interrégionale et continentale. Sur plusieurs lignes, les compagnies ne sentiront pas le besoin de développer un important service spécifique de banlieue puisque la fréquence des trains régionaux s'avère suffisante pour assurer les service aux banlieusards.

Les gares Windsor et Bonaventure à l'ouest, comme la gare Viger à l'est permettent aux travailleurs du centre-ville de Montréal, ceux ayant un revenu et un horaire de travail régulier, de profiter des trains de banlieue pour changer de lieu de résidence. Ce n'est pas un hasard si les axes ferroviaires du Canadien Pacifique (CP) et du Grand Tronc (GT) à l'intérieur du West Island (l'ouest de l'île de Montréal) connaissent le plus de succès: le long rivage du lac Saint-Louis est d'une beauté exceptionnelle. La prédominance des anglophones dans les emplois cols blancs concentrés au centre-ville explique l'augmentation progressive de ce groupe linguistique le long de ces axes.

Une preuve évidente de l'impact de ces lignes du CP et du GT est la correspondance entre les années d'érection municipale des villes desservies et le développement des services de trains de banlieue, à partir de 1889: Montréal-Ouest, 1897; Saint-Pierre, 1894; Summerlea, 1895; Dorval, 1892; Beaconsfield, 1910; Baie-d'Urfée, 1911; Senneville, 1895; Dorion, 1891; et le territoire de Hudson annexé à Como en 1894. D'autres noyaux urbains déjà établis, comme Sainte-Anne-de-Bellevue et Pointe-Claire, demandent respectivement une révision de leur statut municipal de village à ville, en 1895 et 1911. La même corrélation entre la desserte ferroviaire de banlieue et les érections municipales peut être observée à partir de 1898 dans le couloir de la ligne du New York Central (NYC) qui passe au sud du lac Saint-Louis.

Il faut rappeler que presque tous ces villages et villes, de part et d'autre du lac Saint-Louis sont des villes-dortoirs de la classe moyenne. Les villes qui existaient déjà comme Pointe-Claire et Châteauguay voient grossir leurs effectifs avec l'arrivée des banlieusards. Ces nouveaux arrivants s'installent partout, en permanence ou en villégiature.

À partir de 1924, l'ancienne ligne du Canadien Nord, reprise et développée par le Canadien National, entraîne un développement similaire des berges de la rivière des Prairies entre Saraguay et Pierrefonds, ainsi que de l'extrémité est du lac des Deux-Montagnes. Ici aussi, les érections municipales suivent rapidement la mise en place de la voie ferrée en 1913. En 1941, environ 2 000 banlieusards habitent les villes-dortoirs nouvelles de Saraguay à Deux-Montagnes, mais le gros du développement généré par cette ligne se situe sur l'île de Montréal, en partie dans la municipalité de la paroisse de Saint-Laurent et dans cette étonnante Model City incorporée sous le nom de ville Mont-Royal en 1912. Cette dernière vise une clientèle riche en offrant un cadre municipal totalement planifié de façon à garantir de la verdure, de l'intimité, des services, une forte ségrégation des fonctions, un contrôle sur l'habitat et, par conséquent, des valeurs foncières élevées. La formule est nouvelle pour les Montréalais mais l'offre semble les intéresser, car en 1941 la ville abrite 4 888 habitants, ce qui en fait la deuxième plus grosse ville-dortoir de la métropole, après Montréal-Nord.

L'impact des autres axes ferroviaires en termes de développement du territoire demeure moins important. Toutefois, l'attrait naturel du site et particulièrement la proximité d'un plan ou d'un cours d'eau constitue un facteur important d'attractivité. Outre les rives des lacs Saint-Louis et des Deux-Montagnes, les berges des rivières connaissent une popularité marquée. Le long de la ligne de Sainte-Thérèse, qui traverse deux rivières, ce sont les arrêts de Bordeaux, Laval-des-Rapides, Sainte-Rose (est) et Rosemère qui attirent la classe moyenne à partir de 1890. Entre 1911 et 1941, la population de ces quatre pôles croît d'environ 2 000 à 8 000 habitants. Cette population est presqu'aussi importante que celle de Mont-Royal et dépasse le poids collectif du chapelet de banlieues au sud du lac Saint-Louis, dans l'axe NYC.

Depuis 1889, les sociétés de chemin de fer voient une nouvelle opportunité et l'exploitent. Le train de banlieue, caractérisé par son importante capacité et sa configuration linéaire, incite une part de la population à quitter le tissu urbain continu de la ville pour s'établir dans les noyaux éparpillés le long des axes de desserte. Les adeptes du cadre de vie des petites municipalités et des paysages campagnards sont captivés et le phénomène de l'étalement urbain démarre.


Les particularités des tramways de banlieue

Il existait cinq lignes de tramways de banlieue dans la région de Montréal, dont quatre sur l'île de Montréal, et une sur la Rive-Sud (fig.2). Le développement d'un réseau de tramway de banlieue sur l'île de Montréal, par le Montreal, Park & Island et le Montreal Terminal, s'est réalisé très rapidement, le tout ayant été construit et mis en opération entre 1893 et 1897, exception faite de l'extension de la ligne à Montréal-Nord. La Rive-Sud a été développée par un réseau distinct appelé Montreal & Southern Counties.

L'analyse de ces dessertes démontre que la problématique des tramways de banlieue se rapproche davantage de celle des trains de banlieue que de celle des tramways de ville. La ressemblance entre les trains et tramways de banlieue vient surtout de la stratégie d'exploitation utilisée et de son rapport à l'espace. Comme le chemin de fer, le tramway de banlieue est strictement linéaire, parcourant un couloir unique, sans croisement, et couvrant une distance assez longue. Les deux modes s'engagent rapidement dans le milieu rural au-delà de la zone urbanisée, offrant tous deux la possibilité d'un développement urbain noyauté aux arrêts désignés le long du couloir.

Là où il y a une démarcation fondamentale entre les deux modes, c'est au niveau du matériel roulant et par conséquent du caractère et du prix de leur service respectif. Dans le cas du train de banlieue, l'équipement est lourd et les voitures doivent s'organiser en convoi avec une locomotive. Il peut donc transporter un nombre considérable de personnes (jusqu'à un millier de personnes assises par train) mais l'opération et l'entretien sont coûteux et, par conséquent, les tarifs ne sont pas à la portée de tout le monde. En revanche, le tramway de banlieue est plus simple à fabriquer, à faire fonctionner et à entretenir. Le réseau étant plus léger, il est moins onéreux. Un tramway de ce type peut asseoir entre 50 et 60 passagers et il peut fonctionner seul ou en rame pouvant comporter jusqu'à cinq chars. C'est donc un mode de transport sur rail plus simple et flexible que le train, et conséquemment, moins coûteux. En 1916, le banlieusard payait cinq sous le voyage en tramway entre Montréal et Saint-Lambert, et neuf sous se rendre jusqu'à Brookline, à l'extrémité de Saint-Hubert. Pour le train du CP, en 1920, le banlieusard payait 11 sous et demi pour aller à Montréal-Ouest et 23 sous et demi à Dorval.(2) Les tramways de banlieue attirent donc une toute autre clientèle, à revenu plus modeste, formée de cols blancs, de commis, d'employés municipaux et d'ouvriers.


Les tramways de banlieue et l'expansion urbaine

Sur l'île de Montréal, la mise en service des lignes de tramways de banlieue, comme celle des trains de banlieue, entraîne une série d'érections municipales aussitôt suivi, et c'est une différence importante, par une succession d'annexions par la ville de Montréal. Par exemple, la Mountain Belt(3) et la ligne de Cartierville sont suivies des érections en ville de Côte-des-Neiges (1907), de Notre-Dame-de-Grâce (1906) et de Cartierville, d'abord en village (1906), puis en ville (1912). Montréal annexe les deux premières en 1910, puis Cartierville en 1916. Le phénomène se répète le long des lignes Sault-au-Récollet et Boût-de-l'Île, bien que Montréal-Nord et Pointe-aux-Trembles échappent à l'annexion. Les villes traversées par la ligne de Lachine évitent également l'annexion.

L'explication du processus est assez simple et elle s'applique dans presque tous les cas de «banlieues à tramway». Avec l'ouverture d'une ligne, les spéculateurs fonciers s'infiltrent dans le secteur et commencent à lotir, si ce ne sont les fermiers eux-mêmes, en attente de l'exode urbain rendu possible par le nouvel axe de transport. Mais pour rendre ces lotissements intéressants pour le marché, il faut préférablement des rues, un aqueduc et des égouts. Ceci conduit tout de suite à la demande d'érection municipale qui donne droit à des emprunts auprès des sources de financement. Dans ce contexte, si l'offre de transport entraîne un potentiel d'urbanisation, l'érection municipale apparaît comme l'outil essentiel à sa concrétisation à cause du pouvoir d'emprunt qu'elle confère et qui permet la réalisation rapide des infrastructures municipales.

Jusque-là, le processus est le même que celui associé aux axes de trains de banlieue. La différence fondamentale est dans le mouvement vers l'annexion. Les zones desservies par les tramways de banlieue mentionnés ci-haut se trouvent sur l'île de Montréal, donc plus proches de la ville de Montréal que ne le sont les banlieues structurées par les trains. Dès 1880, Montréal est consciente que l'urbanisation lui échappe et elle adopte comme politique une extension agressive de ses limites territoriales. Les spéculateurs, fort conscients de l'enjeu, font suivre l'érection municipale d'un endettement massif destiné à fournir le plus rapidement possible les services aux nouveaux banlieusards puis, quand le fardeau fiscal devient trop lourd à porter, on demande l'annexion, avec évidemment la clause standard demandant que la dette municipale soit répartie sur l'ensemble des contribuables de Montréal.(4) Ainsi, le processus de développement de la banlieue aux frais de la ville centrale connaît, à Montréal, une longue mais peu illustre tradition.

Les chiffres de population démontrent clairement le potentiel que représentent ces banlieues de tramway pour la ville de Montréal. En 1911, date autour de laquelle se font toutes les annexions, les territoires annexés ou sur le point de l'être, regroupent 5 882 habitants dans l'axe Villeray--Youville--Ahuntsic--Sault-au-Récollet. Côte-des-Neiges, Notre-Dame-de-Grâce, Snowdon et Cartierville comptent 6 122 habitants et l'axe Longue-Pointe -- Beaurivage --Tétreaultville encore 4 694. En tout, on y dénombre 16 698 habitants, plus un potentiel énorme de développement. Seules les villes de Montréal-Nord, Pointe-aux-Trembles et Saint-Laurent avec une population combinée estimée à 3 500, ainsi que tout l'axe de Lachine (Saint-Pierre, Lachine, Summerlea) avec ses 13 061 habitants échappent à Montréal.

Montréal est vite prise en otage par la rapidité du développement des axes de transport vers l'extérieur. D'une part, elle doit activement racheter à prix très élevé le fruit d'un développement extensif et mal planifié, en annexant ces nouvelles municipalités qui poussent comme des champignons, et, ce faisant, assumer aussi leurs dettes. D'autre part, elle doit passivement observer la création de ces multiples petits abris fiscaux que constituent les banlieues ferroviaires plus éloignées, puisque tous leurs habitants dépendent en partie des services de la Ville de Montréal, sans en payer les frais. Le coût des annexions, s'élevant d'ailleurs à 27,5 millions de dollars en 1918, met fin à ce chapitre et propulse de plus en plus de Montréalais vers les villes-dortoirs. Cette problématique urbaine typique du 20e siècle n'est donc pas une invention de l'après-guerre, comme on le croit trop souvent.

En ce qui concerne la Rive-Sud, il n'est pas exagéré d'affirmer que son développement est attribuable en grande partie au Montreal & Southern Counties (M & SC) qui fournit un service rapide, fréquent et peu coûteux entre Montréal et la Rive-Sud, puis entre les différentes zones de cette dernière...avec seulement 47 chars! En 1901, Saint-Lambert et Longueuil comptent 4 197 âmes. Vingt ans plus tard, après une douzaine d'années d'exploitation du tramway, la Rive-Sud dans l'axe du M & SC regroupe 12 589 habitants, majoritairement dans les territoires de Longueuil, Saint-Hubert, Greenfield Park, Lemoyne et Saint-Lambert. Exception faite de Saint-Lambert, les habitations y sont toutes modestes et la Rive-Sud devient la destination résidentielle de nombre de petits cols blancs et d'ouvriers d'origines britannique, irlandaise et canadienne-française. L'oeuvre du M & SC demeure une preuve tangible de l'importance du rôle que peuvent jouer les systèmes légers sur rail.

Même si la fonction principale des systèmes de trains et de tramways de banlieue consiste à acheminer les banlieusards vers le centre-ville, certaines lignes transportent aussi les ouvriers de la ville vers les zones industrielles en banlieue. Grâce particulièrement au tramway, l'ouvrier du début du 20ième siècle n'est plus captif des zones industrielles. Toutefois, contrairement au transport ferroviaire des marchandises, les transports sur rail de personnes n'ont pas exercé un rôle de catalyseur dans l'exode des industries vers la banlieue. Les vrais facteurs de l'exode industriel sont la disponibilité et le prix des espaces, la taxation et l'accès au transport des marchandises.

Les grands axes routiers et les ponts

Les sociétés ferroviaires Canadien Pacifique, Canadien National et New York Central, ainsi que la société de tramway Montreal & Southern Counties, atteignent leur apogée en termes de dessertes de banlieues, entre 1920 et 1945. Les fréquences sont au maximum, le matériel roulant est passablement neuf et le service génère généralement des profits. Mais en même temps que ce succès se concrétise, on prépare déjà la défaite du système privé de transport en commun. Deux gouvernements québécois successifs au pouvoir pendant longtemps, celui des libéraux sous Taschereau et celui des unionistes sous Duplessis, planifient et mettent en place un réseau orienté sur le transport routier public. La poursuite de ce plan de développement dans la région de Montréal, s'étend sur environ un quart de siècle, et est perçue par les deux gouvernements comme un outil nécessaire au développement économique. Faut-il rappeler que la route devient un classique des promesses et des cadeaux électoraux ... et une excellente source de pots de vin? En 1907, le gouvernement du Québec adopte une politique de voirie. En 1912, il passe une loi autorisant des prêts aux municipalités afin d'améliorer leurs routes et en 1914, le gouvernement forme un département de la voirie. À partir de 1920, la voirie devient l'une des grandes priorités de l'État qui y consacre des sommes importantes. Entre 1911 et 1925, le gouvernement dépense 68 millions de dollars pour l'amélioration et l'entretien des routes.

À partir de Montréal, des routes pavées rayonnent dans tous les sens et les ponts se multiplient, donnant aux Montréalais accès à la banlieue et à la campagne. Le vénérable pont Victoria ouvre ses portes au trafic routier dès 1900, mais l'impact reste mineur pendant longtemps. Deux projets routiers spectaculaires annoncent la nouvelle époque: en 1910, on crée la première route bétonnée au Québec, la future 117, entre l'île de Montréal et le village de Sainte-Rose et en 1913, on ouvre le boulevard Édouard-VII (futures routes 217 et 221) avec surface en macadam, entre le pont Victoria et la frontière américaine. Mais le développement structuré d'axes routiers en dehors de l'île de Montréal ne commence qu'à partir de 1923, date à laquelle les nouveaux ponts se multiplient, en commençant par le pont David à Bois-des-Filions (1923), et les nouveaux ponts à Sainte-Anne-de-Bellevue (1925) et à Dorion (1924). L'effet principal est d'offrir des portes de sortie aux automobilistes pour le développement de la banlieue. L'étalement prend de l'envergure maintenant grâce aux ponts et aux routes. La figure 3 donne une idée de l'ampleur des travaux de construction de routes et des ponts dans la région de Montréal, entre 1920 et 1948.

Le parc automobile au Québec croît de façon vertigineuse jusqu'aux années 1930, et malgré le manque de données locales, on peut prendre pour acquis que la majeure partie des véhicules au Québec se trouve à Montréal.(5) L'impact de cette politique d'accès individuel à la banlieue et à la campagne est certainement de stimuler le processus d'urbanisation entamé par les trains et tramways de banlieue. Les axes routiers permettent l'accès au territoire en dehors du rayon d'accessibilité des axes ferroviaires, notamment vers les rangs et montées ruraux de la région, où les fermiers se font un plaisir de lotir leurs champs au bord des routes pour accommoder les banlieusards. La notion de banlieue linéaire s'ajoute au vocabulaire urbain. Les banlieues ferroviaires s'accroissent rapidement aussi, puisque leurs résidants sont libérés de la contrainte de l'accès piétonnier à la gare. Cette croissance rapide à la couronne des noyaux ferroviaires fait en sorte que les espaces entre ces noyaux sont vite comblés. Les routes de ceinture autour des îles (la 37 faisant le pourtour de l'île de Montréal et la 38 celui de l'île Jésus) et la route 29 sur la Rive-Nord permettent un ruban quasi-continu d'urbanisation le long des rivages dans les années 1930 et 1940. La banlieue éloignée, dépendante des trains, tramways et automobiles, compte environ 212 000 personnes en 1951; un résidant sur six habite alors dans cette banlieue.(6)

L'automobile a amplifié le phénomène de la banlieue ferroviaire; elle a aussi étalé davantage l'espace urbanisé. Mais elle fait ses premières victimes au niveau du transport en commun vers la fin de cette époque. Avec l'ouverture du pont Mercier, le New York Central subit l'impact de la concurrence de l'automobile et de l'autobus. Bénéficiant d'une infrastructure subventionnée, l'autobus peut offrir, dès 1940, 24 départs par jour de Beauharnois, et à moindre coût que le train. Le NYC réduit son service dans l'axe Châteauguay -- Melocheville. En 1958, il décide tout simplement d'éliminer son dernier train de banlieue puisqu'il n'est plus profitable. C'est là un signe de ce qui s'en vient: une société privée ayant à sa charge les coûts d'infrastructure et de main-d'oeuvre qui doivent se refléter dans le prix des billets, alors que chez son compétiteur routier les frais d'infrastructure relèvent de l'État et très peu de l'utilisateur.

Là où la détérioration se fait le plus sentir c'est sur la Rive-Sud. Les tramways du Montreal & Southern Counties sont plus pleins que jamais, l'achalandage ayant plus que doublé depuis 1939, et ce malgré l'incitation à utiliser l'automobile qu'offrent les ponts. Mais le gouvernement a d'autres idées et il veut reconvertir le pont Victoria au plein usage de l'automobile en éliminant le tramway. Avec une subvention au Canadien National pour doubler la capacité automobile sur le pont, le CN enlève le droit de passage aux tramways en 1955. Le réseau, avec ses 5 millions de passagers annuels, se voit amputé de son lien avec Montréal et la clientèle s'évapore. Un an plus tard, tout le réseau M & SC est fermé et mis à la ferraille. Une nouvelle société, Chambly Transport, met sur pied un service d'autobus pour remplacer le tramway, mais ce réseau ne sera ni aussi rapide, ni aussi efficace que celui du M & SC. Il constitue néanmoins l'origine de l'actuelle Société de transport de la Rive-Sud de Montréal (STRSM).

Les nouveaux facteurs d'après-guerre

Après la guerre, trois nouveaux facteurs mèneront directement à la création d'une nouvelle infrastructure routière dans la Métropole, avec des conséquences énormes sur l'urbanisation. Le premier de ces facteurs est le baby boom. Ce phénomène correspond à une montée énorme des naissances après la guerre de 1939-45 et à une chute de la mortalité infantile. Il est propre au Canada, aux États-Unis, à l'Australie et à la Nouvelle-Zélande. Mais le Canada est le champion mondial en termes de taux de natalité et de survie infantile et le Québec ne fait pas exception à la règle. Cette pression démographique crée une situation de demande très forte pour des équipements familiaux, dont justement le logement.

Le deuxième facteur est la création de la Société canadienne d'hypothèques et de logement (SCHL) en 1945. Elle prévoit un système incitatif d'accès à la propriété en facilitant l'accès au financement hypothécaire. D'une part, via la Loi nationale sur l'habitation, elle amplifie le rôle des sociétés financières dans la fourniture des capitaux hypothécaires puis, d'autre part, elle offre soit des prêts directs, soit des garanties de prêts bancaires aux consommateurs éligibles, de façon à stimuler le marché résidentiel, notamment celui des maisons unifamiliales détachées. Le programme roule lentement au rythme de quelques centaines d'hypothèques garanties par année (de 1947 à 1956) quand soudainement la SCHL porte le rythme entre 10 000 et 30 000 approbations annuelles à partir de 1957.(7) Vu qu'en règle générale, seuls les terrains peu dispendieux, donc en banlieue éloignée, correspondaient aux normes d'admissibilité des coûts de terrain, ce programme constitue une incitation de plus à migrer en banlieue.

Finalement, le troisième facteur est le rythme fulgurant de croissance après la guerre du parc automobile, qui passe de 171 240 automobiles immatriculées en 1945, à 549 129 en 1955 (+221%), à 1 145 785 en 1965 (+109%), puis à 2 188 895 en 1975 (+91%).(8) Les québécois, et surtout les montréalais, se motorisent rapidement à raison d'une voiture par famille et commencent vers 1975 la course vers une seconde automobile. Croissance démographique, explosion de jeunes familles, motorisation de la population et subventions à l'accès à la propriété individuelle, tout est en place pour une ruée vers la banlieue, à l'exception d'un réseau routier capable de répondre à l'accroissement de la demande. Le gouvernement devra y voir, car les grands axes routiers des années 1920, 1930 et 1940 regorgent de voitures et ne suffisent plus.

L'implantation du réseau routier métropolitain

La nouvelle politique gouvernementale vis-à-vis le transport est rendue opérationnelle en 1958 avec l'inauguration du premier tronçon de l'autoroute des Laurentides (route 15) entre Montréal et la route 11a près de Sainte-Rose (fig.4). L'année suivante, cette autoroute est prolongée jusqu'à Saint-Jérôme et en 1960, on construit le boulevard Métropolitain entre les boulevards Décarie et Pie-IX. Ce couloir autoroutier supplante les routes 11 et 11a ainsi que la ligne ferroviaire du CP, qui restent d'ailleurs toutes en place mais avec des rôles réduits.

Compte tenu de la rapidité des déplacements autoroutiers, les destinations plus lointaines deviennent accessibles pour les banlieusards. Le lien entre banlieusards et villégiateurs, observé à l'époque ferroviaire, se répète encore à partir de 1963, quand l'autoroute pénètre les Laurentides. Des villégiateurs se mettent à habiter leurs chalets tout l'été, se rendant quotidiennement au travail grâce à l'autoroute; certains décident d'abandonner leur logement de ville pour habiter leur chalet à longueur d'année. L'autoroute se révèle un outil incomparable de développement de la banlieue et de la villégiature jusqu'au phénomène de l'ex-urbanisation, c'est-à-dire des banlieusards qui habitent carrément un milieu rural. L'autoroute est aussi la clé du transfert de l'industrialisation en banlieue. En somme, tout ce que le chemin de fer avait fait auparavant, l'autoroute l'amplifie.

Un événement marquant dans l'histoire de Montréal est l'Exposition universelle de 1967 (Expo-67). Quand la tenue de l'Expo est confirmée et que l'on se rend compte du nombre potentiel de visiteurs, l'État à tous les niveaux, fédéral, provincial et municipal, met tout en branle pour doter le sud-ouest du Québec d'un réseau autoroutier complet. Une certaine prise de conscience du retard du Québec par rapport à l'Ontario et aux États-Unis en termes de réseau autoroutier, stimule les décideurs à s'assurer que le Québec se dote d'un réseau cohérent pour 1967. Rappelons que le New York State Thruway entre Albany et Buffalo avait été inauguré en 1948 et qu'en Ontario, la première autoroute moderne en Amérique, le Queen Elizabeth Way, avait été ouverte en 1939 entre Toronto et Hamilton, puis à Niagara Falls en 1940. Dans un tel contexte, on comprend l'«orgie» de construction qui s'ensuit.

Le gouvernement fédéral avait déjà entrepris la construction d'un réseau national appelé autoroute Transcanadienne. Localement, un premier tronçon du boulevard Métropolitain avait déjà été inauguré à Kirkland en 1963, et le pont Champlain, en 1962. Le gouvernement s'empresse de compléter le projet et le prolongement vers Ottawa se fait en 1965 alors que l'axe vers Québec, via le tunnel Louis-Hippolyte Lafontaine, ouvre juste à temps pour l'Expo-67. Pendant ce temps, le gouvernement provincial s'empresse de construire le reste du réseau. L'autoroute des Cantons de l'Est est ouverte en 1964 jusqu'à la rivière Richelieu, l'autoroute 15 jusqu'à l'état de New York en 1966, l'autoroute 20 jusqu'à la frontière ontarienne où elle rejoint la 401, en 1966, l'autoroute 30 sur la Rive-Sud jusqu'à Varennes en 1966, l'autoroute 25 jusqu'à Terrebonne en 1966, et l'autoroute Décarie, prolongée par l'autoroute Bonaventure, en 1967. Puis, le tablier du pont Mercier est doublé de largeur en 1965.

Soudainement, dans une période de neuf ans suivant l'ouverture du premier tronçon d'autoroute vers les Laurentides, onze nouveaux ponts régionaux ont été construits autour des îles de Montréal et Jésus, et six grands axes autoroutiers, plus de multiples raccordements, ont été ouverts. Sur cette lancée, la prochaine décennie verra l'ajout de l'autoroute 40 vers Québec, et la construction de segments des autoroutes de ceinture (30, 440, 640), ainsi que le prolongement d'axes incomplets, et le doublement partiel de l'autoroute des Laurentides avec la 13, sans parler de la construction de six nouveaux ponts. Le moratoire sur la construction des autoroutes, décrété en 1977 par le nouveau gouvernement péquiste, met fin à cette période de construction frénétique.

Le déclin du transport ferroviaire

Les chemins de fer et les tramways de banlieue réussissent généralement à répondre à la demande après la guerre mais ils doivent faire face à des déficits de plus en plus importants. Certes cette augmentation des déficits s'explique partiellement par des facteurs internes tels les coûts de main-d'oeuvre et certaines règles syndicales relatives à la définition des heures travaillées. Mais les réseaux privés sur rail, trains et tramways, ne peuvent concurrencer à armes égales le réseau routier public.

La route, considérée bien public, est exemptée de taxe foncière. Les automobilistes et les compagnies d'autobus jouissent de ce merveilleux réseau public moyennant une somme modique: les frais d'immatriculation et la taxe sur l'essence. Par contre, les emprises, les gares et les terminus ferroviaires, étant du domaine privé, se trouvent assujettis aux taxes foncières et le fuel consommé est sujet à la taxe sur l'essence. Or, ces deux taxes vont directement dans les poches des municipalités et de la province qui les utilisent, entre autres, pour le développement du réseau routier! Alors qu'ils perdent leur achalandage, les chemins de fer se voient contraints de subventionner leurs compétiteurs.

Le gouvernement du Québec fait la sourde oreille aux demandes des compagnies ferroviaires jusqu'en 1982, malgré l'exemple du gouvernement ontarien qui crée GO Transit en 1966 avec un succès foudroyant sur la réduction de l'achalandage sur le Gardiner Expressway, alors dû pour un agrandissement majeur et coûteux. Le réseau de trains de banlieue montréalais est aujourd'hui réduit à deux axes, les lignes Deux-Montagnes et Rigaud, sur lesquels l'achalandage décroît de moitié, entre 1967 et 1986.(9) L'investissement gouvernemental québécois depuis la prise en charge de 1982 paraît bien modeste en comparaison de celui de GO Transit.

Les autobus de banlieue

Les autobus de banlieue font leur apparition dans les années 1930 avec la mise en place des ponts et des grands axes routiers. Leur popularité auprès des banlieusards demeure assez limitée compte tenu de la lenteur occasionnée par les multiples arrêts. Les autobus mènent les passagers soit au Terminus central, coin René-Lévesque et Drummond, donc à côté de la gare Windsor, soit au Terminus de l'est, le site de l'actuel Terminus Voyageur, angle Berri et de Maisonneuve. L'achalandage augmente après la guerre et les dessertes de banlieue prennent une telle importance dans les années 1960 que la compagnie Provincial se réorganise en plusieurs compagnies distinctes en 1967.

Chaque compagnie poursuit sa propre stratégie mais le service est toujours lent comparé au train et à l'auto, et de plus en plus déficitaire. Il est pratiquement impossible de desservir des zones résidentielles de faible densité dotées d'un réseau de rues sinueuses conçu expressément pour décourager le trafic. L'autobus est contraint d'effectuer un trajet beaucoup trop compliqué et indirect, donc trop long pour être efficace. S'il évite les rues sinueuses et ne circule que sur les rares boulevards, il est trop loin de la clientèle. Finalement, la plupart de ces réseaux deviennent publics lorsque s'organisent la Commission de transport de Laval (CTL) en 1972 et la Commission de transport de la Rive-Sud de Montréal (CTRSM) en 1974.

L'impact du réseau routier sur l'urbanisation

Si l'on examine d'abord globalement l'urbanisation de la métropole en termes de superficie de territoire urbanisé, l'importance de la période de l'après-guerre saute aux yeux. Alors que de 1932 à 1944, le territoire urbanisé s'était accru de 13 millions de m2, les deux décennies suivantes correspondent à des augmentations de 62 millions de m2 (1944-1952) et de 142 millions de m2 (1952-1961). C'est le résultat du taux de motorisation fulgurant après la guerre. La construction massive d'autoroutes durant les années 1960 a un impact immédiat puisque de 1961 à 1971, s'ajoute à la métropole la somme énorme de 337 millions de m2 de territoire urbanisé. De 1971 à 1981, décennie durant laquelle on complète le réseau, le territoire augmente de 133 millions de m2. Entre 1981 et 1990, période de moratoire sur la construction des autoroutes (1977), de zonage agricole (1978) et de changements démographiques, ne s'ajoutent que 88 millions de m2.(10)

Si l'on examine la localisation des nouveaux espaces urbanisés après la guerre, la croissance de l'attractivité du territoire hors de l'île de Montréal est phénoménale. Alors que seulement 22% de l'urbanisation prend place hors de la CUM dans l'immédiat après-guerre, ce pourcentage grimpe à 48% (1952-1961), 66% (1961-1971) puis 78% (1971-1981). Avec le moratoire et le zonage agricole, sans parler des facteurs démographiques, la décennie 1981 à 1990 voit la part des superficies urbanisées hors-CUM réduite à 64% du total métropolitain. Cette dernière période est marquée par un net ralentissement de la consommation d'espace.

Puisque Montréal est une île, l'achalandage sur les ponts peut aussi servir d'indicateur. Or, durant la période critique de vingt ans, du démarrage de la construction du réseau autoroutier jusqu'à l'année de l'adoption du moratoire (1957-1977), les ponts du côté nord de l'île affichent une croissance annuelle de l'achalandage de 7,2% et ceux du côté sud de l'île de 7,0%.

Un autre phénomène important associé au développement du réseau autoroutier et à la consommation de l'espace, est le déplacement du bassin manufacturier de Montréal. Traditionnellement localisés autour du centre-ville et le long du canal de Lachine, du fleuve et des axes ferroviaires, l'industrie manufacturière et le secteur de l'entreposage sont incités, au cours des années 1950 et 1960, à se relocaliser. Plusieurs facteurs servent d'incitatifs, mais le plus important est le nouveau réseau autoroutier dont l'impact sur le transport des marchandises est comparable, en termes d'ampleur, à celui qu'il a eu sur le transport des personnes. Le développement de multiples parcs industriels banlieusards et leurs politiques de subvention constituent un autre facteur du processus de relocalisation de l'industrie manufacturière. Le résultat est une migration importante des emplois manufacturiers de la ville de Montréal vers la banlieue toute entière. Entre 1971 et 1986, la part relative de ces emplois, dans la région métropolitaine de recensement (RMR), pour le territoire combiné des villes de Montréal, Outremont et Westmount, passait de 65 à 41%, alors que l'ouest de l'île grimpait de 17 à 26%, et l'est de 6 à 12%.(11) Donc la part combinée de l'ouest et de l'est de l'île équivaut alors à celle du centre. Durant cette même période, Laval et la couronne nord de l'agglomération montréalaise passaient de 5 à 10% et la couronne sud de 7 à 11%.

Dans l'ensemble, cette migration des emplois vers la banlieue constitue un autre stimulant à l'exode de la population vers la banlieue et à l'utilisation de l'automobile car ces zones industrielles sont, comme les espaces résidentiels, très peu denses et par conséquent difficiles à desservir efficacement par voie de transport en commun. On voit aussi une migration en banlieue des emplois de service, accompagnant tout simplement le déplacement résidentiel, quoiqu'il n'en soit pas de même pour le tertiaire supérieur qui reste au centre-ville.

L'enquête Origine-Destination de la STCUM effectuée en 1982 confirme d'ailleurs la migration des emplois en banlieue. Aux heures de pointe du matin, la moitié des déplacements provenant de la Rive-Sud (à l'est de Laprairie), de Laval et du West Island, se destinent à l'intérieur du même secteur. Ces trois zones correspondent exactement aux nouveaux bassins manufacturiers de l'agglomération. Le West Island à lui seul attire 20% de tous les déplacements de l'agglomération, manifestant une force d'attraction considérable quand on note que tout le reste de la banlieue montréalaise en attire un total de 22%.(12)

La donnée ultime qui cerne de façon incontournable ce phénomène de l'hyper-développement de la banlieue depuis la guerre, c'est la population. Or, le recensement canadien nous apprend que la ville de Montréal stagne depuis 1951 (1951: 1 021 520 habitants; 1991: 1 017 666 habitants). Tout ce qu'elle a gagné en annexant des banlieues dans l'est de l'île (e.g. Saint-Michel, Rivières-des-Prairies, Pointe-aux-Trembles), elle l'a perdu d'abord en éliminant quantité de logements dans sa zone centrale, et en perdant, au profit de la banlieue, les familles habitant dans les quartiers anciens. Dans le reste de l'île de Montréal, il y a eu un développement sensible dans les deux premières décennies, mais stagnation depuis (1951: 298 712 habitants; 1971: 744 791 habitants; 1991: 758 205 habitants). La vraie croissance se retrouve dans le territoire à l'extérieur de l'île de Montréal où la population passe de 75 168 habitants en 1951 à 1 351 371 en 1991. Entre 1951 et 1991, la population de l'agglomération montréalaise croît de 124%, alors que la superficie de la zone urbanisée augmente de 313%, de 1952 à 1990.(13)


Conclusion

À la ligne de chemin de fer succède le ruban de l'autoroute, la gare ferroviaire est supplantée par l'échangeur d'autoroute et la ville-dortoir ferroviaire entourant la gare est remplacée par la ville-dortoir autoroutière collée à l'échangeur. Les différences se situent premièrement au niveau du nombre de ces villes-dortoirs, puisque les autoroutes sont plus nombreuses que ne l'étaient les axes ferroviaires. Deuxièmement, la densité de ces villes-dortoirs est plus faible et leur superficie plus grande puisque le banlieusard est en principe plus mobile qu'auparavant. Mais la logique spatiale des deux systèmes est semblable. L'axe autoroutier est aussi linéaire et canalisateur que l'axe ferroviaire. Puis, l'urbanisation est aussi limitée par le nombre d'échangeurs qu'elle ne l'était par le nombre de gares. Et même si le banlieusard motorisé ne change pas de mode de transport et est théoriquement libre de circuler au loin une fois sorti de l'autoroute, la réalité est tout à fait autre.

La logique du capitalisme foncier veut justement éviter que les gens ne s'éparpillent trop, car les plus gros profits fonciers et immobiliers se réalisent dans la concentration spatiale du développement. Cette logique vraie en milieu à haute densité s'applique également en banlieue, malgré sa faible densité. Les processus de lotissement et de construction résidentielle sont plus rentables lorsque contrôlés spatialement, le transport étant le catalyseur de cette concentration. Donc les banlieues nouvelles de la Rive-Sud comme Sainte-Julie, Saint-Bruno, Candiac, Brossard ou Boucherville se définissent autant par des échangeurs sur la 20, la 116, la 15, la 10 ou la 132, que les anciennes banlieues de Mackayville, Greenfield Park, Saint-Lambert, Châteauguay ou Maple Grove se définissaient par des arrêts ou des gares sur le M & SC, le GT et le NYC. La même logique spatiale domine sur la Rive-Nord. Sur l'île Jésus, elle se manifeste aussi malgré la densité du réseau autoroutier (13, 15, 19, 25) doublé d'axes routiers traditionnels (surtout la 117 et la 335). C'est pourquoi la cohérence spatiale de Laval est encore si dépendante du réseau autoroutier et ce, malgré ses 31 années d'existence depuis la fusion des 14 municipalités en 1965.

L'île de Montréal est peut-être le seul cas qui cadre mal avec l'image d'un chapelet de villes-dortoirs. D'abord, les axes ferroviaires ont déjà eu un impact très fort sur l'île, les gares étant très proches les unes des autres le long du Lakeshore. Puis, les autoroutes ont énormément intensifié le développement. Dans l'est de l'île, c'est la ville de Montréal qui domine territorialement, encerclant de tous les côtés les municipalités restées indépendantes. Or, sa logique de développement est tellement plus urbaine que suburbaine, que le territoire de l'est se structure de façon tout à fait autre que celui de l'extérieur de l'île. Montréal-Nord est structurée comme un quartier montréalais et Saint-Léonard et Anjou, malgré leur approche plus banlieusarde, sont tellement enveloppées par Montréal qu'elles finissent par s'y intégrer aussi. Bref, toute l'île de Montréal est en transition et n'est peut-être qu'à deux ou trois décennies de devenir une ville au sens défini à l'introduction, c'est-à-dire un territoire urbain continu irrigué par une multitude d'interconnexions.

Toutefois pour l'ensemble de l'agglomération et particulièrement pour le territoire extérieur à la CUM, l'accent est mis, depuis plusieurs décennies, sur le développement en fonction des besoins de l'automobile et trop peu sur des solutions collectives plus efficaces et moins coûteuses, soit les différents modes de transport en commun. Nous ne pouvons plus nous payer le luxe de fuir en avant comme nous le faisons en matière de transport depuis 1951. Inspirons-nous de notre riche patrimoine en transport pour chercher des solutions nouvelles qui tiennent compte de l'interdépendance entre le transport et l'aménagement du territoire.

Notes


David B. Hanna est géographe et professeur au Département d'études urbaines et touristiques de l'UQAM, C.P. 8888, succ. Centre-Ville, Montréal (Québec) H3C 3P8.

1. Cet article est tiré du premier chapitre de l'étude Transport des personnes et développement du territoire de l'agglomération montréalaise: un essai d'interprétation historique, 1993, 81 p., réalisée par David Hanna pour le Service de la planification du territoire de la Communauté urbaine de Montréal. Louis-Alain Ferron était chargé de projet pour la CUM.

2. Les tarifs cités sont basés sur le coût d'une lisière de dix billets pour adultes.

3. La Mountain Belt joint, en 1895, le terminus de Saint-Louis-du-Mile-End (coin des avenues du Mont-Royal et du Parc) à Snowdon en traversant Outremont et Côte-des-Neiges. En 1897, le reste de la ceinture autour de la montagne est construit à travers Notre-Dame-de-Grâce et rejoint le réseau de Montréal à la limite ouest de Westmount.

4. Le processus est bien documenté, à partir du cas de Notre-Dame-de-Grâce, par Walter Van Nus, "The Role of Suburban Government in the City-Building Process: the Case of Notre-Dame-de-Grâces, Quebec, 1876-1910", in Urban History Review, 13 (2), oct. 1984, pp.91-103.

5. Nombre de véhicules automobiles immatriculés au Québec: 1910 (786) incluant tous les types de véhicules; 1915 (9 288); 1920 (35 965); 1925 (80 854); 1930 (147 821); 1935 (139 497); 1940 (180 556).

6. Excluant Montréal et ses banlieues proches (Outremont, Westmount, Verdun, LaSalle, Lachine, Saint-Pierre, Montréal-Ouest, Mont-Royal, Saint-Laurent), qui ensemble comptent 1 235 643 habitants en 1951, toutes les municipalités de la région, dépendant d'un accès par train, tramways ou automobile, rassemblent 212 454 habitants.

7. Il s'agit des totaux annuels d'approbations d'hypothèques garanties par la SCHL pour les nouveaux logements en vertu de l'article 34.15, prêts pour l'accession à la propriété. Voir: Leahy, L.C., et al. (dir.), Statistiques historiques du Canada, 2e éd., Ottawa, Statistique Canada, 1983.

8. Il s'agit des totaux annuels d'immatriculation des voitures particulières (voitures et taxis), pour le Québec (voir Leahy).

9. Données du CN, du CP et de la STCUM tirées du rapport Plan d'action 1988-1998 du gouvernement du Québec: entre 1967 et 1986, l'achalandage sur la ligne Deux-Montagnes chute de 8,6 à 3,8 millions de passagers annuels, et de 4,2 à 2,6 millions sur la ligne Rigaud.

10. Données approximatives provenant de calculs faits par le Service de la planification du territoire de la CUM, à partir de la carte des séquences d'urbanisation réalisée par Pluram Inc. accompagnant le Document de travail no 102 du ministère des Transport du Québec et de la CUM, Étude sur l'autoroute Métropolitaine. Les données de 1932 à 1981 sont calculées d'après des séquences délimitées par l'INRS-Urbanisation.

11. Données tirées de Lamonde, Pierre, Développement urbain et stratégie de transport pour Montréal, horizon 2001, Rapport de recherche #12, Montréal, INRS-Urbanisation, 1989, 177p.

12. Selon l'Enquête Origine-Destination de la STCUM de 1982, pour la période de pointe du matin, 190 630 déplacements se destinent au West Island, 227 860 vers l'est de l'île, Laval, la Rive-Nord et la Rive-Sud. Le total des destinations pour l'agglomération est de 972 390.

13. Calculs faits à partir de la carte des séquences d'urbanisation mentionnée précédemment et des Recensements de 1951 et de 1991.

 

© Copyright David Hanna

Volver al índice